Allez un peu de philosophie, parce que ça fait du bien de temps en temps (oui oui!)... avec des passages extraits de l'essai de Gibus de Soultrait L'entente du mouvement, livre dont Deleuze (rien de moins!) avait souligné la beauté... Le chapitre "L'énigme de la forme" traite plus précisément du shape:
"A la forme de la vague (chaque fois sans pareille) s'entend le mouvement du surfeur, comme une mélodie qui s'improvise et dont la partition des notes n'est plus le seul fait du musicien, mais le jeu d'une écriture pliée et repliée sur un échange: sur cet échange de la forme et du mouvement, emblématique du surf et, cela, à tous les niveaux de ce sport.
En effet en marge de cette partition qui s'écrit en mer, s'en joue une autre, celle de la forme de la planche dont tout le mouvement de création relève lui aussi d'une trajectoire souvent inédite. La planche de surf connut une grande évolution au fil de l'histoire de ce sport, mais les matériaux comme le mode de fabrication sont, jusqu'à présent, pratiquement restés identiques. Elle est l'oeuvre d'un shapeur qui taille manuellement sa forme dans un pain de mousse. A la forme de la vague correspond la forme de la planche. De la sorte, cette planche est aussi unique que cette vague qui vient lécher la côte, même si le geste du shapeur a tout lieu de s'appliquer à une production en série, tout comme ces déferlantes qui arrivent en nombre du large.
Cependant, si au fil de son travail le shapeur a pu établir un certain nombre de règles définissant les qualités techniques des formes qu'il peaufine, il demeure que sa connaissance est entièrement empirique. Aucune théorie mathématique ne vient encore appuyer la fluidité et la maniabilité d'une planche sur la surface d'une vague. La vitesse, l'accroche, la manoeuvrabilité que peut prendre ce corps flottant sont chaque fois le fruit d'une interprétation, quelque peu aléatoire, de tous les mouvements qui s'y insèrent: celui de la vague selon qu'elle est puissante ou non, celui du surfeur indissociable de son gabarit et de son style et celui du shapeur dont le coup de rabot a, comme toute inspiration, ses humeurs.
De cette alchimie du mouvement, sort une forme plus ou moins réussie, plus ou moins performante, mais parfois réellement magique et c'est alors que le surfeur de haut niveau se retrouve avec une planche qui lui permet toutes ses figures audacieuses. Et du reste, son malheur sera alors de découvrir qu'il aura beau redemander à son shapeur de lui refaire la même, jamais il ne la retrouvera aussi fantastique dans sa glisse. Comme si, ici, la forme se doublait, dans sa vérité technique, d'une touche impalpable, d'un accident invisible mais non moins révélateur de son échange, de son accointance avec le mouvement.
Mouvement de la vague, mouvement du surfeur, mouvement du shapeur: il en résulte chaque fois une forme jamais totalement définie mais non moins efficiente. Curieusement, au fil de l'histoire du surf, les shapeurs se sont établis à l'exemple des penseurs au fil de l'histoire de la philosophie avec leurs concepts, leur courant, leur influence, leur créativité, leur écriture. Une généalogie de ces "courants de forme" laisse voir, à l'image de ce qui structure la pensée, les shapeurs clés à la source desquels toute innovation vient chercher ses bases. Mais il n'en demeure pas moins que cet artisan, dans son écriture, n'évolue, n'avance jamais son rabot qu'attiré par l'énigme d'une forme à jamais indiscernable, tant le mouvement qui la sculpte est lui-même techniquement inquantifiable.
Plus qu'un objet dont la finition s'avère être aussi impétueuse que les éléments marins auxquels elle s'adonne, la planche de surf rebondit chaque fois comme le trajet d'une forme dont les lignes n'ont de cesse de croiser la perfection et pour ne rencontrer celle-ci, en fait, que rarement. Aussi rarement qu'une vague est parfaite quand le rivage, avec la déclinaison de ses fonds et sa brise de terre, se met à orchestrer fantastiquement les lignes soudaines de l'océan.
La forme que prend la vague, la forme que prend la planche apparaît alors comme l'aboutissement d'un trajet naturel dont la transcription a, en route, abandonné son sujet sans pour autant avoir défini son objet. C'est toute la puissante de l'énigme: de n'être jamais finalement tout à fait soluble, de ne se résorber nulle part et cela justement pour veiller à toujours être celle qui guide par le cheminement étonnant de sa forme. Le shapeur, comme le penseur, expérimente le destin d'une telle tâche: d'un côté fatalement fastidieuse et répétitive et de l'autre toujours balbutiante et merveilleuse.
"La forme, c'est le fond qui remonte à la surface" nous dit, en ce début de siècle, Paul Valéry. A la lueur encore chancelante de ce que révèle aujourd'hui le surf dans son appréhension de la vague, dans son approche de la nature, dans son travail de correspondance des formes avec les éléments, nous sommes tentés de nous détourner d'une telle définition pour s'essayer à un autre propos, celui de dire: la forme, c'est le mouvement qui plie et replie la surface.
Au contour que peuvent prendre les choses, le langage, quel qu'il soit, s'est attelé jusqu'à présent à, principalement, en creuser le contenu, cette poussée de roche dont la dureté aurait pour corollaire la vérité. Il s'agit là d'un travail de fond dont nous ne jugeons en rien le résultat. Cependant la forme retenue au départ est souvent perçue comme le seul effet des forces spatio-temporelles qui la font jaillir. De ces forces objectives dont tout sujet s'alimente, soi-disant, pour exprimer la forme de l'objet qu'il représente.
Mais ce n'est voir les choses et leur forme que sous l'angle de ce qui les impose et de ce qu'elles imposent, alors qu'il y a lieu peut-être d'entente ce qui justement les disposent et ce dont elles disposent.
C'est ici toute la nature de l'échange qui noue le surfeur à la vague, le shapeur à la planche, le mouvement à la forme. Une forme dont l'énigme et donc l'attrait résident en sa disposition, en sa disponibilité à s'échanger sur son trajet. Une forme qui, à la surface d'une époque dont on clame qu'elle est sans fond, devient l'éveil possible à une dimension inédite de notre paysage."
Gibus de Soultrait